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« Oppenheimer » : ode à la mort, destructeur de mondes
« Oppenheimer » de Christopher Nolan n’est pas porté par l’explosivité, mais par l’intimité. Par l’interaction magistrale entre petites images et grandes histoires. Un chef-d’œuvre de Kammerspiel opulent.
Avant toute chose : cet article ne contient aucun spoiler. Vous n’y trouverez que des informations issues des bandes-annonces officielles.
Ce ne serait pas un film de Christopher Nolan si, à la fin, le public n’était pas assommé dans son fauteuil. Submergé. Bouleversé. L’idée même de se remettre en mouvement semble être une blague morbide. Et encore moins d’avoir des idées claires avant de pouvoir assimiler un tant soit peu ce que l’on a vu.
Telle est la puissance des scénarios de Christopher Nolan. Et il a de nouveau réussi à réaliser un tel film. Peut-être même son meilleur jusqu’à présent.
De quoi parle « Oppenheimer »
Une guerre qui coûtera la vie à des millions de personnes est sur le point d’éclater. Qui en sortira vainqueur ? Impossible à prévoir. Sauf pour les physiciennes et les physiciens. En effet, la « nouvelle » physique enseignée en Europe, la mécanique quantique, fait des progrès révolutionnaires. Surtout lorsqu’en 1938, la première fission nucléaire est réussie ; de la pure science-fiction. Du moins pour les personnes lambda. Mais les érudits comprennent vite ce que cela signifie : le monde est sur le point de mettre la puissance du soleil dans une petite sphère et de l’envoyer de l’autre côté de l’océan. Le tout sous la forme d’une bombe.
Une bombe atomique.
Lorsque J. Robert Oppenheimer (Cillian Murphy), l’un des esprits les plus brillants du monde, prend la direction du projet Manhattan pour construire la bombe atomique, il n’a pas encore conscience des démons éthiques auxquels il devra faire face. Surtout lorsque l’Allemagne, gouvernée par les nazis, perd la guerre plus vite qu’espéré et qu’il faut trouver un nouvel ennemi, presque déjà vaincu, le Japon. La construction de la bombe atomique est-elle encore justifiée ? Ou l’humanité se dirige-t-elle vers une réaction en chaîne irréversible qui entraînera sa propre destruction ?
Oppenheimer, qui a donné le feu aux hommes
Pour une fois, Christopher Nolan ne livre pas un film d’action ou de science-fiction qui dépasse l’imagination. Oppenheimer est plutôt un biopic raconté lentement, sans grandiloquence. Mais le scénariste est passé maître dans l’art de créer, dans ce flux constant d’images calmes, une tension si intense que nous, spectateurs, n’attendons qu’une chose, la rédemption. Car l’histoire de la construction de la première bombe atomique du monde n’est pas seulement la question de savoir si l’humanité est capable de contrôler ses forces destructrices, mais plutôt si elle n’est pas aussi détruite par ces dernières.

Source : Universal Studios
Bien sûr, quiconque connaît un peu l’histoire sait ce qu’est le projet Manhattan dans Oppenheimer. L’astuce narrative de Christopher Nolan est géniale : dès le début, il établit un parallèle entre l’histoire du « père de la bombe atomique » et celle de Prométhée, le Titan qui vola le feu aux dieux grecs pour l’offrir aux hommes. En guise de punition, Prométhée fut enchaîné à une montagne où il devait subir des tourments sans fin pour l’éternité.
Oppenheimer a connu le même sort. En effet, le scénario de Christopher Nolan est basé sur la biographie American Prometheus, récompensée par le prix Pulitzer et écrite par les auteurs Kai Bird et Martin J. Sherwin. Et tout comme le feu de Prométhée a apporté chaleur et progrès aux hommes, la bombe atomique a mis fin à la Seconde Guerre mondiale. Oppenheimer est devenu le héros de la nation. Et peut-être la voix la plus importante de la science moderne depuis Albert Einstein.

Source : Studios Universal
Mais ce n’est que la moitié de l’histoire. Et Christopher Nolan ne serait pas Christopher Nolan si son histoire était linéaire. Comme si ne pas faciliter la tâche à son public était une obsession, pendant les trois heures du film, son scénario saute imperturbablement entre le début, le milieu et la fin. Mais c’est justement là que réside le génie de Nolan. Ainsi, on n’a jamais l’impression que le film se contente de « se dérouler ». Nous assistons plutôt à un bombardement permanent de scènes intenses, riches en dialogues, dans lesquelles des acteurs et actrices comme Emily Blunt, Robert Downey Jr., Matt Damon, Florence Pugh et Josh Hartnett jouent à la perfection.
Sans oublier Cillian Murphy, bien évidemment.
Cillian Murphy dans le rôle d’Oppenheimer : une performance digne d’un Oscar
Christopher Nolan fait participer les spectateur·rices, aux réflexions du personnage d’Oppenheimer joué par Cillian Murphy. En tant qu’étudiant juif américain en Europe – la physique quantique a longtemps été méprisée en Amérique, raison pour laquelle Oppenheimer a étudié en Europe – il était aux premières loges du fascisme et de l’antisémitisme. L’idée que l’État nazi construise la bombe atomique avant les Américains l’horrifiait. Sa détermination à être celui qui réussirait ce miracle scientifique, le premier était d’autant plus grande.
Compréhensible ? Oui. Malgré cela, sa position sur la bombe atomique reste complexe et parfois même contradictoire. « Si vos calculs montrent que vous nous menez à la fin du monde, arrêtez votre programme. Et partagez vos connaissances avec les nazis pour qu’ils ne le fassent pas », dit un jour Albert Einstein, joué par Tom Conti, à Oppenheimer, qui a toujours été conscient de la force destructrice de son arme de destruction massive. « Ils n’en auront peur que quand ils comprendront. Et ils ne comprendront que quand ils l’auront utilisée », déclare Cillian Murphy avec son regard bleu perçant dans le film.

Source : Studios Universal
À chaque seconde, il porte le film. La performance de Cillian Murphy est digne d’un Oscar. Poussé par l’euphorie de marquer l’histoire, mais assez naïf pour se convaincre que la bombe atomique mettrait fin non seulement à la guerre actuelle, mais aussi à toutes les guerres à venir. « Jusqu’à ce que quelqu’un construise une bombe plus grosse », lui rétorque Edward Teller, joué par Benny Safdie, qui, des années plus tard, contribuera de manière déterminante à la construction de la bombe à hydrogène, encore plus dévastatrice.
L’Oppenheimer de Cillian Murphy ne veut pas en entendre parler. Il repousse de toutes ses forces l’ambivalence de sa conscience morale. Jusqu’à l’essai Trinity, la détonation de la première bombe atomique de l’histoire de l’humanité ayant lieu à Los Alamos, au Nouveau-Mexique. Là où des centaines de scientifiques ont vécu en autarcie et coupés du monde pendant des années pour mener à bien le projet Manhattan. Alors qu’Oppenheimer fixait silencieusement la lumière crue de cette explosion pendant plusieurs minutes, suivi de près par le nuage en forme de champignon, il aurait fini par citer le sanskrit de la Bhagavad Gita, un texte sacré hindou :
« Now I am become Death, the destroyer of worlds. »
Entre culpabilité et fin du monde
Et même à ce moment-là, Oppenheimer aurait encore réussi à sous-estimer les dégâts que sa bombe allait causer par la suite. Ce n’est que lorsque les premiers rapports sur la véritable force destructrice des bombes larguées sur Hiroshima et Nagasaki lui parviennent qu’Oppenheimer commence à changer radicalement d’attitude vis-à-vis du programme nucléaire. Il utilise son influence nouvellement acquise sur la science et la politique pour mettre en garde contre le danger de la course aux armements et même la fin du monde.
Le film de Christopher Nolan n’hésite pas à montrer, dans la deuxième moitié du film, cette lutte menée à la fois contre soi-même et contre le gouvernement américain dans toute son obsession du détail. Parfois au détriment de la vue d’ensemble. Surtout lorsque les sauts chronologiques entre les différentes négociations et audiences s’accumulent vers la fin du film dans un staccato endiablé ; comme c’était déjà le cas dans Le Prestige de 2006, l’œuvre la plus sous-estimée de Nolan à ce jour.
C’est surtout à ce niveau que le film exige tout de son public. Bien que le film soit porté par une partition de Ludwig Göransson à l’atmosphère follement dense, sa musique rappelle même parfois celle de Hans Zimmer pour Blade Runner 2049 ; ce qui n’est pas pour me déplaire. Et ce n’est probablement pas une coïncidence. Après tout, originaire d’Allemagne, c’est lui qui a sonorisé les films de Nolan par le passé. Depuis Tenet, cette tâche a été reprise par le Suédois.
Mais c’est là qu’il arrive, le dernier marteau émotionnel qui nous frappe sans pitié, nous les spectateur·rices. Juste avant le générique de fin. Et c’est au plus tard à ce moment-là que l’on comprend que Christopher Nolan a de nouveau réussi un chef-d’œuvre qui combine les petits moments intimes avec les grandes images créées pour le cinéma.
Verdict : peut-être même le meilleur film de Christopher Nolan à ce jour
Oppenheimer a réussi le tour de force d’être un film sans prise de tête, qui doit être vu au cinéma. De préférence dans un cinéma IMAX. En effet, Christopher Nolan a tourné son mélange de Kammerspiel et d’images impressionnantes en 70 mm et en format IMAX. Comme si lui et son caméraman fidèle, Hoyte Van Hoytema, tentaient de toutes leurs forces d’empêcher la lente dérive des grandes images vers le monde du streaming. Comme à l’été 2020, lorsque Christopher Nolan a imposé une sortie en salle de Tenet malgré la pandémie.
En effet, Christopher Nolan est l’un des rares réalisateurs à créer encore des décors époustouflants et réalistes et à capturer des scènes cinématographiques sans recourir à des trucages numériques. Même l’explosion de la bombe atomique n’aurait pas été créée par ordinateur. Oppenheimer s’impose ainsi facilement comme le point culminant du génie cinématographique du réalisateur.
Ce dernier est soutenu par certains et certaines des meilleurs acteur·rices de ces dernières années. En premier lieu, la star de Peaky Blinders, Cillian Murphy, qui se voit enfin attribuer le rôle principal dans sa cinquième collaboration avec Christopher Nolan. Cependant, ce dernier a déclaré qu’en écrivant le scénario, il n’avait jamais en tête les acteurs qui pourraient jouer ses personnages. Cela le limiterait trop. Mais pour Oppenheimer, Cillian Murphy était le seul choix logique ; depuis le début.
Et ce, à juste titre.
« Oppenheimer » sortira en salle partir du 20 juillet 2023. Durée : 180 minutes. Interdit aux moins de 12 ans.
Photo d’en-tête : Universal StudiosCet article plaît à 74 personne(s)
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Vivre des aventures et faire du sport dans la nature et me pousser jusqu’à ce que les battements du cœur deviennent mon rythme – voilà ma zone de confort. Je profite aussi des moments de calme avec un bon livre sur des intrigues dangereuses et des assassins de roi. Parfois, je m’exalte de musiques de film durant plusieurs minutes. Cela est certainement dû à ma passion pour le cinéma. Ce que j’ai toujours voulu dire: «Je s’appelle Groot.»