Meta sous pression, partie 2 : comment Instagram oublie ses origines
Meta et ses marques Facebook et Instagram font régulièrement les gros titres, bien souvent à leurs dépens. Mark Zuckerberg serait-il au bord du gouffre ? Deuxième partie d’une série sur les problèmes que rencontre le géant de la technologie.
Kylie Jenner (photo d’en-tête) a 368 millions d’abonnés sur Instagram, plus que n’importe quelle autre femme. Son opinion a du poids. En juillet, Kylie a partagé (en allemand) un post réclamant le retour d’Instagram dans son ancienne version, se joignant ainsi aux nombreux utilisateurs qui protestent contre la direction que prend la plateforme. Instagram a été racheté par Meta en 2012. Cette acquisition est à la fois l’une des plus réussies de l’histoire de la tech et une mise en garde. Elle montre comment Mark Zuckerberg fait face à la concurrence et à quel point le commerce des likes peut évoluer rapidement.
L’ancien fleuron du portefeuille de réseaux sociaux de Meta est en train de faire fuir les personnes qui ont fait la grandeur d’Instagram : les influenceurs. Dans la deuxième partie de ma série sur les problèmes de Meta : comment Instagram oublie ses origines. Si vous avez manqué la première partie, vous la trouverez ici :
Un milliard de dollars pour 13 employés
Lorsque Facebook a racheté Instagram il y a dix ans, on s’est moqué de Mark Zuckerberg ou on l’a pris pour un fou. Il avait payé un milliard de dollars pour une entreprise de 13 employés qui ne faisait aucun bénéfice. Même par rapport au nombre d’utilisateurs de 30 millions, la somme était ridiculement élevée. Mais Zuckerberg était sous pression : Facebook avait raté le passage aux appareils mobiles et Instagram était exclusivement conçu pour les smartphones. L’application risquait de devenir tôt ou tard une concurrente.
Pendant trois jours, Zuckerberg a négocié dans sa villa de Palo Alto avec le fondateur d’Instagram, Kevin Systrom. Selon la presse spécialisée (en anglais), il a divisé le prix par deux, passant de deux à un milliard de dollars. Le conseil d’administration de Facebook n’a pas été consulté, seulement informé. Cela est possible parce que Zuckerberg détient encore aujourd’hui la majorité des droits de vote. Il est donc intouchable et peut décider de son propre chef de l’orientation de son gigantesque groupe.
Au final, l’accord a été conclu. Outre le prix, Systrom avait négocié autre chose (en anglais) : il a obtenu la promesse de Zuckerberg que l’équipe d’Instagram pourrait continuer à travailler de manière autonome. Il y avait de bonnes raisons à cela. Les cultures des deux entreprises étaient aux antipodes. Alors que Facebook restait fidèle à la fameuse devise « move fast and break things », Instagram faisait exactement le contraire. Rien ne devait entamer la simplicité et la clarté esthétique de l’application. Tout changement, même minime, était considéré comme une décision lourde de conséquences.
L’émergence des influenceurs
L’opération de rachat a été une réussite. Instagram a reçu de Facebook des ressources financières et humaines supplémentaires alors que son nombre d’utilisateurs explosait. L’application doit cette croissance entre autres à la montée en puissance d’un groupe d’utilisateurs spécifique : les influenceurs. Au début, il s’agissait de célébrités classiques qui utilisaient la plateforme pour paraître plus proches de leurs fans : Snoop Dogg, Justin Bieber, Selena Gomez. Certains ont cependant connu une destinée inverse : des personnes jusqu’alors inconnues sont soudain devenues célèbres grâce à Instagram et ont attiré des millions d’abonnés.
Même en dehors des stars, Instagram est pleinement entré dans la culture populaire. Chaque thème avait son hashtag. Des communautés se sont formées autour de chaque créneau. J’ai moi aussi vécu de près cette évolution. Presque tou·tes mes ami·e·s y étaient. Lorsque je rencontrais quelqu’un pendant mes voyages, on ne s’échangeait plus nos numéros de téléphone portable, mais nos profils Instagram. Même chose dans le monde professionnel : les photographes n’avaient plus nécessairement besoin d’un site web, un compte Instagram bien pensé avec un maximum d’abonnés suffisait.
Cette popularité s’est accompagnée d’une manne financière. Influenceur est devenu un métier, car les posts sponsorisés et les placements de produits permettaient et permettent encore de gagner beaucoup d’argent. Inversement, c’est un moyen relativement bon marché et efficace pour les entreprises de s’adresser à des groupes cibles spécifiques. Instagram lui-même gagnait de plus en plus d’argent, car la plateforme pouvait puiser dans le système publicitaire déjà existant de Facebook. Mais cette professionnalisation allait bientôt devenir son plus gros problème.
Copier-coller
Aux débuts d’Instagram, il était très simple de publier des contenus. Il suffisait d’avoir des photos ; pas de séries d’images, pas de longs textes. Les filtres intégrés donnaient un aspect stylé et sophistiqué. Au fil des années, les choses ont changé et en 2016, le monde avait changé : le fil Instagram n’était plus constitué que de contenus professionnels. Des personnes parfaitement stylées dans des paysages parfaits sous une lumière parfaite. La barre était placée toujours plus haut et les utilisateurs normaux osaient de moins en moins poster quoi que ce soit. C’était un problème, car moins de posts signifiait moins de temps passé sur l’application et moins de temps signifiait moins de recettes publicitaires.
Une autre application n’avait pas ce problème : sur Snapchat, les images postées disparaissaient au bout de 24 heures, c’est ce qu’on appelait des « stories ». Pas non plus de compteur de likes comme baromètre public de popularité. Les adolescents, un groupe d’utilisateurs important, ont adoré Snapchat et tournaient de plus en plus le dos à Instagram. Instagram, qui n’avait pratiquement pas bougé depuis ses débuts, a donc fait quelque chose d’inattendu : la plateforme a changé quelque chose. Plus précisément, elle a copié l’idée de Snapchat et a même donné le même nom à cette fonctionnalité : stories. En seulement huit mois, le nombre d’utilisateurs actifs quotidiens des stories Instagram a dépassé celui de Snapchat.
Cette fonctionnalité copiée a valu à Facebook une appellation douteuse : « L’entreprise la plus chinoise de la Silicon Valley » (en anglais), en référence à la légèreté avec laquelle la Chine traite les brevets. En effet, encore aujourd’hui, l’une des principales stratégies de Mark Zuckerberg face à la concurrence est d’acheter ou de copier. L’entreprise Snap et son application existent toujours aujourd’hui, mais elle fait face à une baisse de son chiffre d’affaires. L’année dernière, le cours de son action a chuté de plus de 80 % et la semaine dernière, l’entreprise a annoncé une réduction massive des effectifs de 20 %.
De la photo à la vidéo, des amis aux algorithmes
Instagram compte aujourd’hui près de 1,5 milliard d’utilisateurs. Les fondateurs Kevin Systrom et Mike Krieger ont quitté l’entreprise en 2018. La promesse d’autonomie de Zuckerberg s’était émoussée depuis longtemps, surtout depuis qu’Instagram menaçait de cannibaliser son propre bébé, Facebook. Zuckerberg y a infiltré de plus en plus ses propres cadres et collecte des données d’utilisateurs pour sa machine publicitaire. Les algorithmes ont également beaucoup évolué au fil des années. Comme sur Facebook, le fil a évolué d’une simple chronologie vers un mélange de posts particulièrement populaires provenant d’amis, de publicités et de suggestions de posts publiés par des comptes auxquels on n’est pas abonné.
Retour au présent et au repost viral de Kylie Jenner : « Make Instagram Instagram again. » Elle n’est pas la seule à souhaiter le retour de l’ancien Instagram qui a fait son succès. Le photographe et youtubeur Peter McKinnon a titré il y a deux semaines une vidéo « the end of instagram ». Il exprime ainsi un sentiment partagé par nombreux autres photographes qui en ont assez des nouveaux algorithmes et des nouvelles fonctionnalités. « Cette plateforme autrefois alimentée par des communautés, qui était constituée de gens qui vous intéressaient, de gens qui étaient vos amis, de choses que vous choisissiez, n’est plus rien de tout cela », a déclaré P. McKinnon. Il doute que les programmeurs eux-mêmes sachent encore ce qu’ils font. Les algorithmes sont modifiés, puis les modifications sont annulées, puis à nouveau modifiées.
Instagram a également été définitivement absorbé par Meta en termes de culture d’entreprise – « move fast and break things ». Le nouveau CEO Adam Mosseri ne fait aucun mystère du passage de la photo à la vidéo. Il y a un an déjà, il (en anglais) déclarait sans ambages : « Nous ne sommes plus une application de partage de photos. » Des sondages auraient montré que les utilisateurs voulaient surtout être divertis. Il a ajouté que pour rivaliser avec des concurrents comme YouTube dans ce domaine, Instagram devait se transformer. Sa réponse au post de Kylie Jenner participe du même constat : « Je pense qu’Instagram sera de plus en plus de la vidéo. »
Ce n’est plus la même appli qu’avant
Résultat : les posts dans le fil normal sont devenus plus rares, je le constate moi aussi. Mon dernier post remonte à presque six mois, je n’utilise plus la plateforme que comme un journal de voyage personnel, tout au plus. J’ouvre encore régulièrement l’application presque automatiquement, mais je ne fais plus défiler, je regarde tout au plus les stories de mes connaissances. Si jamais mon doigt glisse vers le bas, il n’y a pas plus de la moitié des posts qui m’intéressent.
Instagram a bien changé. Elle ne se concentre plus sur les photos. Pourtant, elle est toujours populaire dans ma génération. Si Facebook est devenu le refuge des boomers, Instagram devient un repaire de millenials – pas encore ringard, mais pas non plus tendance. L’avant-garde des médias sociaux, autrement dit les adolescents, migre vers une autre application. Je m’intéresserai à elle et à ses effets sur Meta dans le prochain épisode. Elle ne vient pas de la Silicon Valley, mais de Chine : il s’agit de TikTok.
Mon empreinte digitale change régulièrement au point que mon MacBook ne la reconnaît plus. Pourquoi ? Lorsque je ne suis pas assis devant un écran ou en train de prendre des photos, je suis probablement accroché du bout des doigts au beau milieu d'une paroi rocheuse.