Non à l’isolement, oui à la solitude ponctuelle
En coulisse

Non à l’isolement, oui à la solitude ponctuelle

En art et en philosophie, la solitude est considérée comme une source d’inspiration et de découverte. En réalité, elle a de graves conséquences pour la santé des personnes qui en souffrent au quotidien. D’après les dernières découvertes, le cerveau finit même par entraver le retour vers une vie sociale plus épanouie.

Christopher McCandless s’est retiré pendant deux ans de la civilisation. Il a parcouru seul les espaces reculés de l’Amérique du Nord, en route vers l’Alaska. Malgré quelques rares compagnons de route, il a passé les derniers mois de sa vie totalement isolé dans un autobus blanc et vert abandonné au milieu de nulle part, avant de mourir dans une solitude absolue en 1992. L’histoire de ce jeune homme, qui a fait le choix de se retirer de toute vie sociale à l’âge de 24 ans, en fascine plus d’un. Les contenus de son carnet de route, publiés après sa mort dans l’ouvrage intitulé Into the Wild, ont connu un succès mondial, avant d’être adaptés au cinéma peu après sous la forme de documentaires, et du célèbre film de fiction éponyme.

Beaucoup se sont fait une idée romantique de sa mort tragique. L’autobus où il a trouvé la mort était considéré comme un lieu de pèlerinage, jusqu’à ce qu’une femme meure en voulant s’y rendre (en anglais), et que l’engin soit déplacé.

Hors caméra, la solitude n’a pourtant rien de glorieux. Elle peut s’immiscer n’importe où, en plein cœur des villes, et même au sein du couple.

Johannes Gorbach, chef de projet d’une plateforme autrichienne de lutte contre la solitude (en allemand), nous parle de la solitude, des raisons pour lesquelles elle est si difficile à surmonter, et des premiers pas à faire pour s’en sortir.

De plus en plus de jeunes se sentent isolés

On associe plus facilement la solitude aux résidentes et résidents d’EMS qu’à des jeunes pleins d’entrain. Et pourtant, ces derniers ne sont pas épargnés.

En effet, d’après un article du journal Frankfurter Allgemeine Zeitung (en allemand) rédigé à partir de données fournies par l’institut de sondage allemand Splendid Research (en allemand), de plus en plus de jeunes âgés de 18 à 29 ans se sentent seuls.

En Suisse, selon les statistiques, le sentiment de solitude diminue même avec l’âge. Ainsi, 48 % des 15 à 24 ans se sentent souvent seuls, alors que ce pourcentage descend à 32 % chez les plus de 65 ans.

« La solitude apparaît dans les phases de transition comme l’adolescence, explique Johannes Gorbach, on déménage, on change d’école, ou on commence sa vie professionnelle. Tous ces changements augmentent le risque de solitude. » D’après lui, on se concentre davantage sur les jeunes, car la pandémie a mis en lumière le risque d’isolement auquel fait face cette partie de la population, et nettement réduit les tabous qui l’entourent.

Internet et les médias sociaux favorisent-ils la solitude ?

Le rôle que jouent Internet, les réseaux sociaux et les smartphones est source d’intenses débats dans la communauté scientifique. « Les médias sociaux ont beaucoup changé nos relations sociales ces 20 dernières années, dans toutes les tranches d’âge. »

Les chercheuses et chercheurs expliquent cette évolution de diverses manières. D’après une étude publiée en 2023 l’intensité du sentiment d’isolement va de pair avec le temps passé sur les réseaux sociaux (en anglais).

Johannes Gorbach, quant à lui, n’a pas une opinion aussi tranchée : « Internet a des effets problématiques, comme le retrait de la vie sociale en faveur des mondes numériques, mais les nouvelles technologies créent aussi des opportunités. Elles facilitent souvent les premiers pas vers une vie sociale plus riche, surtout chez les jeunes, pour qui les contacts en ligne sont plus souvent faciles. Ce qui est clair, en revanche, c’est que ces relations virtuelles ne suffissent pas à assouvir nos besoins de proximité. »

La solitude, un signal d’alarme

La science décrit la solitude comme un état subjectif et négatif. « Nous ressentons un déséquilibre entre les contacts que nous désirons, et ceux auxquels nous avons accès », explique Johannes Gorbach. Du point de vue de l’évolution, c’est un signal d’alarme semblable à la faim ou au stress : « la sensation de faim n’a rien de négatif en soi. Elle nous prévient simplement que nous devons nous procurer de la nourriture et nous nourrir ».

La solitude, comme la faim, semble être un ancien état préprogrammé nécessaire à notre évolution. C’est aussi un ressenti humain tout à fait normal. Elle nous indique que nous devons sortir de chez nous et entrer en contact avec d’autres personnes.

Nous pensons que c’est facile, que nous avons bien assez de contacts enregistrés sur notre téléphone. Malheureusement, ça ne suffit pas : « nous devons aussi entretenir des relations de qualité qui nous satisfont ». C’est la raison pour laquelle le couple, ou un grand cercle d’amis, ne prémunit pas contre la solitude. « Certaines personnes, pourtant bien entourées en apparence, souhaiteraient avoir des amitiés plus profondes et échanger sur des intérêts communs. »

Cette situation vous est peut-être familière. Selon Johannes Gorbach, il arrive à tout le monde de se sentir seul. Être capable de passer du temps avec soi-même sans problème est même une aptitude qui peut aider à prévenir le sentiment d’isolement. Notons que le terme « solitude » est neutre, contrairement à « isolement ». Lorsqu’on est seul, on ne se trouve pas dans le même espace qu’autrui, ce qui a aussi ses avantages : « les personnes qui sont capables d’être seules par moments et entretiennent une bonne relation avec elles-mêmes apprennent à connaître leurs propres besoins au sein des relations », explique l’expert. Quels sont les contacts qui vous font du bien ? Que cherchez-vous dans les relations, et sur quels sujets échangez-vous volontiers ?

La solitude peut être une opportunité. Elle est tout à fait normale lorsqu’elle est ponctuelle. « Être seul fait partie de la condition humaine. La solitude devient problématique en l’absence de contacts qui comblent les besoins d’appartenance à un groupe et d’intimité. »

L’isolement nuit à la santé

Notons que l’isolement n’est ni une maladie ni un diagnostic. En revanche, il peut rendre malades les personnes qui en souffrent. Lorsqu’il devient chronique, il peut avoir des répercussions profondes sur la santé physique et psychique.

Ainsi, des études ont montré qu’un isolement prolongé augmente la pression artérielle (en anglais), le risque d’infarctus et d’autres maladies coronariennes (en anglais). Il double aussi le risque de diabète de type 2 (en anglais) et augmente le risque de démence de 40 % (en anglais).

Au final, le risque de décès est de 83 % supérieur (en anglais) en cas d’isolement chronique. Il surpasse même la mortalité associée à l’obésité ou au tabagisme.

Pour tenter d’améliorer ces statistiques, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) a annoncé récemment le lancement de la WHO Commission on Social Connection, une Commission qui lutte contre l’isolement (en anglais). Ses membres examinent les manières dont on peut favoriser les contacts sociaux et ainsi contribuer à la santé de la population. En outre, la Grande-Bretagne a créé en 2018 un ministère de la solitude (en anglais), considéré comme pionnier en la matière. Ses membres s’attaquent à l’isolement pathologique par le biais de la communauté Tackling Loneliness Hub(en anglais), entre autres mesures.

L’isolement modifie le cerveau

Les effets délétères évoqués ci-dessous sont déjà bien troublants, mais ce n’est pas tout. En effet, les résultats de recherches menées sur l’isolement ces dernières années sont pour le moins perturbants : d’après des études faites dans des bases de recherche isolées en Antarctique (en anglais), la solitude extrême diminue le volume du cortex préfrontal, la zone du cerveau qui se trouve derrière le front et nous sert à prendre des décisions et à résoudre des problèmes. C’est aussi le siège de notre personnalité.

D’autres études, comme celle-ci (en anglais) ou celle-là (en anglais), appuient ces résultats. Elles montrent que les primates vivant en grands groupes ont un cerveau plus gros, et que leur cortex préfrontal contient davantage de matière grise. Les résultats sont similaires chez l’être humain (en anglais). On comprend mieux le lien entre isolement et démence.

Ces données indiquent aussi que les personnes isolées perçoivent leur environnement plus négativement qu’il ne l’est en réalité. Selon cette étude (en anglais), les personnes exposées à une isolation chronique perçoivent deux fois plus rapidement les stimuli sociaux négatifs (réponses courtes, absence de contact visuel) que les personnes ayant une vie sociale saine. De plus, l’isolement diminue la gratification associée aux interactions sociales, car le système de récompense dans le cerveau rétrécit (en anglais). Pour résumer, même si ces personnes souhaitent vaincre leur isolation sociale, leur cerveau leur complique la tâche.

« Lorsqu’on est seul, les contacts acquièrent une connotation négative », explique Johannes Gorbach. Le sentiment d’isolement s’accompagne de nombreuses émotions négatives, de doutes et d’un manque d’auto-efficacité. C’est le début d’un cercle vicieux. On finit par percevoir la vie extérieure de manière plus hostile qu’elle ne l’est, et on se montre méfiant envers autrui. Vaincre l’isolement devient alors plus compliqué. »

Cultiver une solitude saine protège de l’isolement

On conseille souvent aux personnes seules de sortir plus souvent, mais c’est un peu comme de dire à une personne dépressive d’avoir davantage confiance en la vie. D’après Johannes Gorbach, ce genre de phrases sont très problématiques. « On ne peut pas reprocher à la personne concernée son isolement, car la façon de penser change, et les compétences sociales diminuent au fil du temps. Des tâches comme mener une conversation doivent être réapprises dans une certaine mesure, et entraînées. »

En revanche, les propositions et les offres directes sont utiles. En effet, il s’agit d’abord de sortir la personne de son isolement et de lui permettre d’entrer en contact avec d’autres personnes. Si des membres de votre entourage se retirent de plus en plus de la vie sociale, vous pouvez les accompagner à votre maison de quartier, à une rencontre, ou au cours d’initiation d’une association sportive.

Des études ont montré que les personnes seules ont plus de mal à se synchroniser avec les autres (en anglais), à échanger des regards ou à réagir à un sourire. Créer des contacts potentiels en étant accompagné peut aider à vivre de courts moments positifs avec autrui et à agir contre l’isolement.

Selon l’expert, les personnes concernées doivent donner l’impulsion de départ. Pour commencer, elles doivent admettre leur manque de vie sociale, puis se demander quel type d’échange elles souhaitent avoir, et où trouver les interlocutrices et interlocuteurs correspondants. N’oublions pas, comme le souligne Johannes Gorbach, que la solitude peut toucher n’importe qui, et qu’elle n’est la faute de personne.

Si vous avez besoin d’aide, vous pouvez vous renseigner sur la plateforme contre la solitude ou vous adresser directement à des initiatives suisses comme Malreden.ch (en allemand), prevention.ch ou la plateforme Héros contre la solitude (en allemand), créée durant le semi-confinement.

La soif de solitude de Christopher McCandless a fini par devenir une prison. Il est sans doute mort de faim, sans personne pour lui venir en aide, à quelques kilomètres seulement de la ville la plus proche. Comme en témoignent les dernières pages de son journal, il a compris trop tard que « le bonheur n’est réel que lorsqu’il est partagé ».

Photo d’en-tête : shutterstock

Cet article plaît à 25 personne(s)


User Avatar
User Avatar
Olivia Leimpeters-Leth
Autorin von customize mediahouse

J'aime les formulations fleuries et le langage symbolique. Les métaphores bien tournées sont ma kryptonite, même si parfois, il vaut mieux aller droit au but. Tous mes textes sont rédigés par mes chats : ce n'est pas une métaphore, mais je crois à « l'humanisation de l'animal de compagnie ». En dehors du bureau, j'aime faire des randonnées, jouer de la musique autour d'un feu de camp ou faire du sport, voir parfois même aller à une fête. 


Ces articles pourraient aussi vous intéresser

Commentaire(s)

Avatar