Pensée rapide, pensée lente
Allemand, Daniel Kahneman
Vous êtes fan de Kant et de la raison pure ? Le feeling, ce n’est pas votre truc ? Saviez-vous que de nombreux managers prennent des décisions instinctives ?
L’instinct. La petite voix intérieure. Le pressentiment. Le sixième sens. La prémonition. Le flair. Tous ces termes et expressions décrivent l’intuition, c’est-à-dire quelque chose que la recherche (des neurosciences à la philosophie en passant par la psychologie) peine à définir clairement.
Cette forme de connaissance immédiate qui ne recourt pas au raisonnement est rapide, inconsciente et aisée. Dans la vie quotidienne, nous nous fions tous à notre intuition. Cela nous permet de gérer les mille et une décisions que nous devons prendre chaque jour.
Les personnes actives dans la création ou la recherchent misent volontiers sur l’intuition comme guide et comme moteur d’impulsion. L’explorateur allemand Alexander von Humboldt disait en substance qu’un pressentiment précoce précède toujours le savoir ultérieur. Dans le même ordre d’idées, Albert Einstein disait croire aux intuitions et aux inspirations. Parfois, il avait l’impression d’être dans le vrai, mais il ne savait pas s’il l’était vraiment. L’intuition est donc une sorte de savoir « ressenti ». Pour Einstein, l’intuition est un « cadeau sacré » et la rationalité est un « fidèle serviteur » que la société honore, tout en oubliant le cadeau sacré.
Nous sommes nombreux à penser que la raison doit l’emporter sur l’intuition. Nous méprisons notre sixième sens et le considérons comme moins classe. Il est vrai qu’aujourd’hui encore, l’instinct est souvent associé à quelque chose de négatif, voire empreint d’ésotérisme et de spiritualité. Il échappe à toute logique et on ne comprend pas son fonctionnement. Les idées intuitives semblent surgir des tréfonds de notre cerveau.
Pour être juste, disons qu’on ne peut pas toujours faire confiance à son intuition. Une expérience scientifique a été mainte fois répétée. Dans ce fameux problème de la raquette et de la balle, on pose la question suivante. Si une raquette et une balle coûtent ensemble 1 dollar 10 et que la raquette coûte 1 dollar de plus que la balle, combien coûte la balle ?
Plus de 80 % des participants répondent spontanément que la balle coûte 10 cents. Cette réponse est erronée. La balle ne coûte que 5 cents. Même des étudiants d’universités prestigieuses se sont trompés en grande partie : 50 % d’entre eux ont donné 10 cents comme réponse intuitive. Car oui, notre sixième sens ne calcule pas précisément. Il se contente de donner des réponses au doigt mouillé.
Diverses distorsions cognitives, telles que l’effet d’ancrage (en allemand), influencent l’intuition humaine et conduisent à des erreurs de raisonnement. Serait-ce un argument en faveur de la raison pure ? Dans son livre intitulé Système 1 / Système 2 : Les deux vitesses de la pensée, le prix Nobel d’économie Daniel Kahneman tente d’expliquer sur quoi repose le risque d’erreur. Selon lui, notre cerveau se divise en deux systèmes. Chacun d’entre eux contrôle les processus d’une manière différente. Le premier système, l’intuition, agit rapidement, de manière automatisée et sans règles. Quant au deuxième système, la raison, il fonctionne à l’opposé, c’est-à-dire en suivant des règles et lentement.
Pourtant, l’être humain ne fonctionne pas aussi simplement. Actuellement, les chercheurs actifs dans toutes les disciplines pensent que les deux systèmes ne fonctionnent pas séparément, et que la raison est toujours teintée d’un peu d’intuition. Le feeling a donc retrouvé ses lettres de noblesse dans les milieux scientifiques.
Dans son blog (en allemand), la neuroscientifique Friederike Fabritius explique comment les gens prennent leurs décisions. Selon elle, la plupart d’entre nous planifient, analysent et résolvent les problèmes à l’aide du cortex préfrontal, qui est la partie du cerveau située juste derrière le front. De cette manière, ces décisions sont prises lentement, de manière consciente et limitée.
En revanche, les décisions prises intuitivement activent une autre partie du cerveau, les fameux ganglions de la base. L’intuition stimule des zones plus profondes du cerveau, où est enregistré le savoir acquis depuis des années. Friederike Fabritius poursuit en précisant que, quand nous devons prendre une décision, les données clés sont inconsciemment reliées entre elles jusqu’à ce que la conclusion fasse soudainement irruption dans notre conscience et nous fournisse une réponse.
Dans un post publié en anglais sur LinkedIn, la chercheuse souligne que les décisions intuitives ne sont pas le fruit du hasard et d’un manque d’habileté intellectuelle, bien au contraire.
L’intuition étant un savoir « ressenti », certaines personnes remarquent physiquement lorsqu’une décision prise rationnellement leur résiste. Elles ressentent des tiraillements dans le ventre, mais aussi dans les épaules ou la poitrine (en allemand). C’est ainsi que leur mémoire implicite se manifeste.
L’expérience est le mot clé dans ce contexte. En quelques secondes et de manière inconsciente, elle fait appel à des connaissances stockées dans le cerveau. D’où la raison pour laquelle elle fonctionne le mieux quand la personne est expérimentée dans le domaine en question. Dans une expérience menée sur des golfeurs (en anglais), il s’est avéré que si l’on donnait aux joueurs expérimentés seulement trois secondes pour réfléchir à leur coup, ils réussissaient mieux que si on leur donnait plus de temps. En revanche, chez les débutants, c’était l’inverse. Ils frappaient moins bien la balle lorsqu’ils n’avaient que trois secondes pour putter.
L’un des défenseurs les plus influents de l’intuition (et critique de la théorie de Kahneman) est Gerd Gigerenzer, un psychologue allemand et chercheur sur les risques à l’Institut Max-Planck. Son livre intitulé Bauchentscheidungen (décisions intuitives) a été élu livre scientifique de l’année en Suisse.
Dans ses études menées entre autres avec des cadres supérieurs employés dans des groupes du DAX (en anglais), il a montré que les personnes très expérimentées prenaient souvent des décisions au feeling, même si, contrairement à leur vie privée, l’intuition n’avait pas bonne réputation dans leur secteur professionnel. Pour ce faire, ces personnes recouraient à des heuristiques de jugement, c’est-à-dire à [des stratégies mentales, des règles empiriques ou des raccourcis](https://de.in-mind.org/article/wie-heuristiken-uns-helfen-entscheidungen-zu-treffen#:~:text=Le%20mot%20Heuristique%20 vient%20de,faire%20et%20juger%20f%C3%A4llen) (en allemand). En parallèle, elles ignoraient la plupart des informations factuelles dont elles disposaient. Au lieu de procéder à une pondération et à une analyse rationnelles, ces cadres supérieurs écoutaient leur petite voix intérieure.
Gerd Gigerenzer a démontré que dans les entreprises, une décision sur deux est prise de manière intuitive (document en allemand). Or, ces personnes tentent de dissimuler cette part d’intuition, précisément parce que cette dernière ne peut pas être justifiée rationnellement. Elles ne tiennent pas à se ridiculiser en cas d’échec !
Malgré tous ses avantages, l’intuition n’est pas infaillible. L’essentiel est de ne pas tomber dans trois gros pièges. Gerd Gigerenzer les décrit ainsi :
Oui, mais quand devrions-nous utiliser des principes intuitifs ? Quand les statistiques et la logique sont-elles préférables ? Quand vaut-il la peine de peser chaque pour et contre avant de se lancer ? Pour Gerd Gigerenzer, l’intuition est l’art de se concentrer sur l’essentiel, sur ce qui est correct, et d’ignorer le reste. Comme je vous l’ai déjà expliqué en long et en large, cela fonctionne d’autant mieux que l’on a de l’expérience en la matière.
Or, pour notre expert allemand, ce courage de prendre des décisions simples n’est pas toujours bien vu en entreprise. Par conséquent, de nombreuses décisions y sont souvent refoulées et reportées, alors que le sixième sens d’un employé aurait permis de faire avancer le schmilblick. Les décisions prises à contrecœur ne donnent pas toujours les meilleurs résultats. Pour Gerd Gigerenzer, il faut mieux accepter les erreurs potentielles que de prendre systématiquement des décisions dites défensives. En fin de compte, il s’agit des deux côtés de la médaille. D’une part, il faut faire preuve d’intuition. Et, d’autre part, il faut aussi faire preuve de méthode pour contrôler ce feeling.
Toutes ces explications vous ont donné envie de plus faire confiance à vos instincts pour prendre des décisions ? Pour y réussir, vous devrez aussi tolérer les éventuelles erreurs. Telle est la clé du succès.
J'aurais pu devenir enseignante, mais je préfère apprendre plutôt qu'enseigner. Jour après jour, j'apprends grâce aux articles que je rédige. J'aime particulièrement les thème de la santé et de la psychologie.