Meta sous pression, partie 3 : la menace chinoise nommée TikTok
En coulisse

Meta sous pression, partie 3 : la menace chinoise nommée TikTok

Samuel Buchmann
19/9/2022
Traduction: Anne Chapuis

Meta et ses marques Facebook et Instagram font régulièrement les gros titres, bien souvent à leurs dépens. Mark Zuckerberg serait-il au bord du gouffre ? Troisième partie d'une série sur les problèmes du géant de la technologie.

Envie d’une petite expérience ? Ouvrez les vues standard de Facebook ou Instagram, scrollez vers le bas et comptez dix publications, puis remontez et comptez à nouveau : sur les dix publications, combien sont marqués comme étant une « suggestion » ?

Au total, j’ai fait le test dix fois sur les deux plateformes à des dates différentes. Sur les 100 publications, 18 étaient des suggestions. Elles comportent toujours des « reels », de courtes vidéos d’une minute au format portrait. C'est depuis longtemps le changement le plus important sur les plateformes de Meta. La nouvelle fonctionnalité s'appelle « Discovery Engine ». Il s'agit de la réponse du CEO Mark Zuckerberg à l'une des plus grandes menaces qui pèsent sur son empire. Elle vient de Chine et s'appelle TikTok. C'est le sujet de la troisième partie de ma série sur les problèmes de Meta. Si vous avez manqué la deuxième partie, vous la trouverez ici :

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    par Samuel Buchmann

Une machine à sous numérique

L’année dernière, le nombre d'utilisateurs TikTok a explosé. Si vous ne connaissez pas l’appli, laissez-moi vous l'expliquer en bref : TikTok se charge d’un travail qu’il vous faut faire vous-même sur les autres plateformes de médias sociaux traditionnelles, à savoir, sélectionner ce que vous souhaitez voir. Vous pouvez certes suivre des comptes individuels, mais la majorité du contenu vous est servie par des algorithmes. En tant qu'utilisateur, vous n'avez qu'une seule chose à faire : swiper vers le haut pour voir la vidéo suivante.

Dans le cerveau, les machines à sous, comme ici à Las Vegas, déclenchent des mécanismes similaires à TikTok.
Dans le cerveau, les machines à sous, comme ici à Las Vegas, déclenchent des mécanismes similaires à TikTok.
Source : Shutterstock

Plus vous passez de temps sur TikTok et plus vous regardez de publications ou swipez, plus la plateforme collecte des données vous concernant. Elle alimente ainsi ses algorithmes, qui peuvent ainsi toujours mieux évaluer les vidéos qui vous intéressent. Plus les recommandations sont bonnes, plus vous passez de temps sur TikTok ; une spirale infernale qui accapare toute votre attention. Avant même que vous ne vous en rendiez compte, des après-midi entiers ont passé.

Our attention spans are lowering.
Citation de la sociologue Dr Julie Albright faite à « Forbes ».

Et ce n'est pas un hasard. Dans une interview pour le magazine « Forbes », la sociologue Dr Julie Albright compare TikTok à la drogue et à la dépendance au jeu : « C'est comme une machine à sous : chaque fois que vous scrollez, vous pouvez gagner ou perdre. Si vous gagez, vous voyez quelque chose qui attire votre attention. Là, un peu de dopamine est libérée dans le centre de récompense de votre cerveau. Ensuite, vous continuerez à scroller pour ressentir ce kick. » Les autres plateformes de médias sociaux fonctionnent également selon ce mécanisme, mais TikTok a perfectionné le principe du défilement infini grâce à ses algorithmes. Une consommation excessive peut modifier durablement le cerveau, explique Albright. « Notre durée d'attention se raccourcit. »

If you can’t beat them, join them

Le succès de TikTok est un problème pour Meta. En effet, une grande partie de l'attention qui afflue vers TikTok provient du contingent d'Instagram et de Facebook. La plateforme chinoise de vidéos courtes compte déjà plus d'un milliard d'utilisateurs actifs. Si l'on inclut la version nationale Douyin, ce chiffre atteint même 1,6 milliard. C'est moins que les presque 3 milliards de Facebook, mais plus que les 1,44 milliard d'Instagram. Ce qui est particulièrement inquiétant pour Meta, est l'évolution auprès des adolescents, qui sont considérés comme des faiseurs de tendances. Selon les sondages, TikTok serait plus populaire parmi eux qu'Instagram ou Facebook. Seul YouTube parvient jusqu'à présent à tenir tête à la plateforme chinoise.

La part de contenu algorithmique sur Facebook et Instagram est de 15 %. D'ici fin 2023, elle aura doublé.

Mais Mark Zuckerberg ne s'avoue pas vaincu aussi facilement. Il recourt à sa stratégie éprouvée : acheter ou copier. TikTok est trop grande et trop chinoise pour être rachetée. Ces derniers mois, Facebook et Instagram ont donc tous deux commencé à populariser leur propre version des courtes vidéos. Ils s'appellent « reels » et fonctionnent sur le même principe que TikTok. Et ce n'est pas seulement dans les reels que des contenus sélectionnés par des algorithmes vous sont proposés, mais dans l'ensemble du fil d’actualité. Actuellement, selon les données de Meta, la proportion est de 15 %. D'ici fin 2023, elle aura doublé.

Plateforme de divertissement plutôt que réseau social

Cela me ramène au début de cet article et au « Discovery Engine » ; c'est ainsi que Meta appelle son système d'algorithmes qui vous présente des « suggestions » de contenu. Tout comme TikTok, Facebook et Instagram collectent une grande quantité de données vous concernant. Ils utilisent ces dernières pour alimenter leur « Discovery Engine ». Vous pouvez même intervenir activement : actuellement, Instagram teste par exemple de nouvelles façons de marquer les contenus qui ne vous intéressent pas. Malgré tous les efforts, Meta ne peut, jusqu’à présent, pas combler son écart avec TikTok. C'est ce que montre un mémo interne ayant été divulgué. Selon ce rapport, comparé à TikTok, les utilisateurs ne passeraient qu'un dixième du temps à regarder des reels sur Instagram.

Les reels, la réponse de Meta à TikTok, ne semble pas avoir convaincu les utilisateurs jusqu'à présent.
Les reels, la réponse de Meta à TikTok, ne semble pas avoir convaincu les utilisateurs jusqu'à présent.
Source : Shutterstock

Il y a deux raisons à cela. Premièrement, Instagram manque de contenus exclusifs. Environ un tiers de tous les reels sont des vidéos TikTok recyclées, que l'on reconnaît immédiatement à leur filigrane. Le budget d'un milliard de dollars destiné à inciter les influenceurs à multiplier leurs reels n'a pour l'instant que peu d'effet.

We are an entertainment platform. The difference is significant. It’s a massive difference.
Blake Chandlee, président de la stratégie commerciale mondiale de TikTok

Deuxièmement, les algorithmes de TikTok fonctionnent différemment de ceux de Meta. Ces derniers se basent sur ce que l'on appelle le « social graph » des utilisateurs, c'est-à-dire leurs liens sociaux. Par exemple, une publication est plus susceptible de t'être proposée si une amie a déjà interagi avec elle. Cela est ancré dans le principe des plateformes : Instagram et Facebook sont de base des réseaux sociaux qui relient leurs utilisateurs entre eux. TikTok n'a pas ce carcan. « Nous sommes une plateforme de divertissement », dit Blake Chandlee, président de la stratégie commerciale mondiale de TikTok. « C'est une grosse différence. »

« Arrêtez d'essayer d’imiter TikTok »

Même si Meta parvient à mieux copier TikTok, la question se pose : est-ce vraiment ce que veulent les utilisateurs ? Uniquement des médias sociaux homogènes, composés principalement de courtes vidéos d'une minute ? Si l'on en croit de nombreux influenceurs importants, la réponse est tout simplement « non ». Dans le dernier épisode de ma série, j’avais déjà cité Kylie Jenner, la femme qui a le plus d'abonnés Instagram, qui disait : « Laissez Instagram redevenir Instagram ». J'ai alors passé sous silence la deuxième partie de sa publication : « Arrêtez d'essayer d’imiter TikTok, je veux juste voir de belles photos de mes amis ».

Arrêtez d'essayer d’imiter TikTok, je veux juste voir de belles photos de mes amis.
L'influenceuse Kylie Jenner dans un repost sur Instagram

Il est difficile de dire si Kylie Jenner représente une majorité d'utilisateurs avec cette opinion. Personnellement, les publications suggérées m'agacent et les reels me donnent l'impression de perdre mon temps. Dans mon cercle d'amis aussi, le mécontentement grandit face à la nouvelle direction prise par Meta. Cela non plus n'est pas représentatif. Mais le risque existe que Facebook et Instagram fassent fuir leurs utilisateurs habituels et ne récupèrent pas non plus le groupe cible jeune qui migre vers TikTok.

Zuckerberg ouvre la boîte de Pandore

D'un point de vue sociétal, l'essor des contenus algorithmiques est une boîte noire. D'un point de vue positif, il est possible que cela évince entre autres les contenus douteux et polarisants. Ces derniers ont bénéficié d'une scène disproportionnée à l'ère passée de l’« optimization for engagement ». Même Meta argumente que le « Discovery Engine » vous montre aussi des contenus et des opinions en dehors de votre bulle socioculturelle et peut ainsi élargir votre horizon.

En revanche, le pouvoir des algorithmes suscite des inquiétudes : en tant qu'utilisateur, vous avez de moins en moins d'influence sur ce que vous voyez. Parallèlement, les contenus consommés influencent votre vision du monde et votre opinion, et ce souvent de manière inconsciente. Les algorithmes de Meta ont toujours eu des effets secondaires indésirables dans le passé. Avec le « Discovery Engine », la responsabilité qui pèse sur les algorithmes s'accroît. L’irresponsabilité consciente ou naïve dans leur développement et leur mise en œuvre peut avoir des conséquences encore plus graves.

Mark Zuckerberg ouvre peut-être la boîte de Pandore avec le « Discovery Engine » : dans le passé, il a souvent rejeté la responsabilité de ce qui se passait sur Instagram et Facebook sur les utilisateurs en appliquant la devise « nous ne somme qu’une plateforme, c’est vous qui décidez de ce que vous en faites. » Ce raisonnement ne fonctionne plus si l’on ne choisit plus le contenu soi-même. Si le « Discovery Engine » cause des dommages, Meta seul devra en assumer la responsabilité.

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    Zuckerberg chez Rogan : je me suis tapé trois heures d’interview pour vous

    par Samuel Buchmann

Dans cette nouvelle ère, le contrôle et la modération du contenu deviennent des tâches essentielles, un équilibre difficile entre suppression de contenus indésirables et fausse censure. Le rôle de juge ne semble pas plaire à Zuckerberg : « Je ne veux pas juger ces choses. Je veux relier les gens entre eux », dit-il dans un entretien avec Joe Rogan. C’est la raison pour laquelle il tente de déléguer les décisions à des instances externes. Elles sont censées juger quels contenus sont à bannir et lesquels ne le sont pas ; en collaboration avec des algorithmes. Des essais ont été faits avec ces derniers. Jusqu'à présent, ils se heurtent à leurs limites, au sens figuré comme au sens propre. En effet, les algorithmes sont développés par un petit groupe de personnes vivant principalement en Amérique du Nord. Les systèmes ont donc par exemple des problèmes avec les langues qui ne sont pas l'anglais.

La protection des données à la rescousse de Meta ?

Il n'est pas du tout certain que la stratégie de Meta réussisse. Mais dans sa lutte contre TikTok, Mark Zuckerberg pourrait recevoir de l'aide d'un participant inattendu : l’État américain. Un membre de la Federal Communications Commission (FCC) a exigé en juin que Google et Apple retirent l'application TikTok de leurs boutiques. Cela ne s'est pas encore produit, car la FCC n'a pas le pouvoir décisionnel sur les magasins d'applications. Mais cela montre que les instances de régulation américaines cherchent des moyens de stopper le flux de données vers la Chine.

Vanessa Pappas, Chief Operating Officer de TikTok, lors d'une audition devant le Sénat américain le 14 septembre 2022.
Vanessa Pappas, Chief Operating Officer de TikTok, lors d'une audition devant le Sénat américain le 14 septembre 2022.
Source : Keystone / Newscom / Bonnie Cash

Les doutes concernant la protection des données de TikTok existent depuis longtemps. Des voix critiques craignent que l'État chinois puisse accéder aux données de ressortissants américains par une porte dérobée via l'application. C'est la raison pour laquelle Donald Trump avait déjà tenté d'interdire TikTok en 2020. L'entreprise a pu éviter cela en s'engageant à stocker les données des ressortissants américains sur les serveurs cloud du fournisseur américain Oracle. Le portail d'information "Buzzfeed" a révélé en juin que des données américaines étaient malgré tout régulièrement consultées en Chine. TikTok n'a réagi que par des déclarations hasardeuses ; l’entreprise travaillerait avec les autorités compétentes pour trouver une solution. Les appels à une régulation de l'application par l'État se font de plus en plus pressants. Les informations selon lesquelles TikTok pourrait enregistrer non seulement les clics, mais aussi les frappes de clavier dans le navigateur de l'application y contribuent également :

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    TikTok peut tout lire, même les mots de passe .

    par Samuel Buchmann

Au vu de l'histoire de Meta, il est ironique de penser que la protection des données pourrait être le salut de Mark Zuckerberg. En effet, son entreprise est elle aussi régulièrement critiquée pour sa négligence dans l'utilisation des données de ses utilisateurs.

L'exemple de l'Inde montre le vide que peut laisser le bannissement de TikTok sur le marché publicitaire. Là-bas, en raison de problèmes de sécurité et de protection des données, l'appli a disparu des magasins d'applications il y a deux ans déjà, le gouvernement l'ayant interdite. Par la suite, Meta et Google tentent de s'approprier la plus grande part possible du gâteau de 20 milliards qui s'est libéré.

La question de savoir qui remportera la bataille pour devenir la plateforme de vidéos courtes la plus attractive du monde reste ouverte. Un succès serait particulièrement important pour Meta, qui a besoin d'argent pour développer le métavers de Zuckerberg ; argent qui risque de se raréfier. Ce n'est pas seulement dû à TikTok, mais aussi à une autre entreprise qui est en train de devenir l'ennemi juré de Meta : Apple. Rendez-vous dans la partie 4 pour en savoir plus.

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Mon empreinte digitale change régulièrement au point que mon MacBook ne la reconnaît plus. Pourquoi ? Lorsque je ne suis pas assis devant un écran ou en train de prendre des photos, je suis probablement accroché du bout des doigts au beau milieu d'une paroi rocheuse. 


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