En coulisse
Meta sous pression, partie 4 : comment Apple est devenu l'ennemi juré
par Samuel Buchmann
Le métavers est le plus grand pari de Mark Zuckerberg. Poussé par la baisse de popularité et de rentabilité de ses anciennes plateformes, le PDG de Meta continue sa fuite en avant et ne mise rien de moins que l’avenir de son entreprise sur la réalité virtuelle. Voici la cinquième partie de notre série sur les problèmes de ce géant de la tech.
Sun Microsystems. Ça ne vous dit rien ? C’est normal. Pourtant, à son apogée, cette entreprise était un géant de la technologie pesant 200 milliards de dollars. Mais ça, c’était avant de rater le coche. En 2009, Sun est finalement racheté par Oracle à un prix dérisoire. Aujourd’hui, personne ne s’en souvient. L’ancien campus de l’entreprise en Californie est devenu le siège social de Meta. Pourtant, lorsque Mark Zuckerberg y a emménagé en 2012, il n’a pas retiré l’ancienne enseigne arborant le logo de Sun. Il l’a simplement retournée avant d’y apposer son pouce Facebook sur la face avant, comme un rappel averti de la rapidité avec laquelle la chance peut tourner dans la Silicon Valley.
C’était il y a 10 ans. Aujourd’hui, Mark Zuckerberg fait tout son possible pour que Meta ne devienne pas le prochain Sun. Dans cette série, j’ai mis en lumière les différents problèmes de Meta : le manque de coolitude de Facebook, les racines mourantes d’Instagram, la menace de la Chine et la guerre avec Apple. Dans cette cinquième et dernière partie, il est question du plus grand pari de M. Zuckerberg à ce jour, le métavers. Car ce n’est rien de moins que l’avenir de son groupe qui est en jeu. Tout est sur le tapis.
Si vous avez manqué la partie précédente, vous la trouverez ici :
Assis dans mon bureau de 80 m² avec vue sur un lac de montagne, je tape ces lignes sur mon clavier Logitech MX Keys habituel. Devant moi, un grand écran incurvé flotte dans les airs à une distance agréable. On y voit l’interface utilisateur de mon MacBook avec toutes mes applications et mes fichiers. D’un geste, je peux passer de mon ordinateur à une réunion sur une console flottante posée sur la table. J’ai l’impression d’être Tom Cruise dans Minority Report.
Pourtant, cette scène se déroule non pas dans la réalité physique, mais dans la réalité virtuelle. Sur ma tête se trouve le Quest Pro, le dernier casque de Meta, qui se targue de marquer le début d’une nouvelle ère dans notre manière d’interagir avec la technologie. Contrairement à la plupart des autres casques, le Quest Pro ne se contente pas de m’envoyer dans des mondes entièrement virtuels. Lorsque je passe à la réalité mixte, des caméras filment le monde physique autour de moi et le projettent en temps réel dans le casque. Je peux donc échanger mon bureau au bord d’un lac de montagne contre ma vraie chambre, dans laquelle flottent désormais les écrans virtuels. Le mélange des deux réalités est impressionnant : comme le Quest Pro suit mes mouvements, les éléments virtuels restent immobiles dans la pièce. Rien ne scintille ni ne vacille. Les caméras suivent même mes expressions faciales. Dans les réunions virtuelles, mon avatar de bande dessinée regarde là où je regarde dans le monde physique. Quand je souris, il sourit aussi.
La technique n’est pas encore tout à fait au point. La résolution, le taux de rafraîchissement et la qualité des caméras passthrough doivent encore être améliorés. L’écosystème des applications reste également minuscule. En dehors des jeux, le Quest Pro de Meta est donc assez peu utile et fait figure de vitrine trop chère pour le concept de Meta. Mais malgré tout le scepticisme que l’on peut avoir à l’égard de l’état actuel de la technique et du métavers, j’avoue que je suis tout à fait émerveillé. C’est une expérience délicieusement futuriste que d’évoluer dans des mondes virtuels et mixtes. Je commence enfin à comprendre la vision de Mark Zuckerberg.
Le PDG de Meta investit plus d’argent que quiconque dans le développement de la réalité virtuelle, mixte et augmentée. En 2022, son métavers a englouti près de 10 milliards. C’est une somme absurde, même pour l’une des plus grandes entreprises tech du monde. Le changement de nom fin 2021 de Facebook en Meta a son importance : Zuckerberg se dit fermement convaincu que nous passerons un jour beaucoup de temps dans le métavers et que nous y consommerons de la publicité en parallèle – comme les utilisateurs de Facebook et Instagram le font aujourd’hui. On ne sait pas combien de temps cela prendra, Mark Zuckerberg parle de 5 à 10 ans.
Cet horizon temporel ne plaît pas du tout à Wall Street. Comparée à son pic à 378 dollars en septembre 2021, l’action de Meta a chuté de plus de 70 %. Aujourd’hui, elle se négocie à environ 100 dollars. Et ce, bien que le géant de la technologie soit encore très rentable. De nombreux investisseurs ne croient pas à la vision d’avenir de Mark Zuckerberg. Brad Gerstner, PDG du fonds d’investissement Altimeter, a écrit dans une lettre ouverte : « Investir plus de 100 milliards dans un avenir inconnu est effrayant, même pour la Silicon Valley. » Il demande que Meta se reconcentre plutôt sur son activité principale et sur le développement de l’intelligence artificielle. Le groupe s’est trop développé et doit améliorer son efficacité.
Le problème de ce genre de lettres ouvertes, c’est qu’elles ne valent pas grand-chose. Mark Zuckerberg détient la majorité des droits de vote de son entreprise. Il est le seul à pouvoir déterminer l’avenir de Meta, pour le meilleur ou pour le pire. Chaque année, le conseil d’administration tente de limiter l’influence de Zuckerberg. Et chaque année, ce dernier écrase tout le monde et l’affaire est réglée. Il a tout de même répondu aux inquiétudes de Wall Street lors du dernier earnings call d’octobre : « Je comprends que beaucoup de gens ne soient pas d’accord avec nos investissements dans métavers. Mais selon moi, c’est quelque chose qu’il ne faut pas négliger. Dans 10 ans, les gens se souviendront de cette période et parleront de l’importance de notre travail. » Aucune chance de le faire changer d’avis.
Zuckerberg ne semble pas totalement indifférent au cours chancelant de l’action. Début novembre, il a annoncé des mesures d’économie de grande ampleur : 11 000 employés vont être licenciés, soit 13 % de l’effectif total. Il s’agit de l’une des plus grandes vagues de licenciements de l’histoire de la Silicon Valley. Si elle ne provoque qu’un faible tollé, c’est parce que Meta l’a habilement communiquée. Au lieu de chercher des excuses, M. Zuckerberg a pris ses responsabilités. Les employés concernés recevront des indemnités de licenciement généreuses, une assurance maladie continue pendant 6 mois et une aide à la recherche d’emploi. Cela contraste fortement avec Twitter, où Elon Musk dénigre publiquement ses développeurs et les vire par des e-mails impersonnels ou même par tweet. En comparaison, la démarche de Meta semble plus réfléchie et respectueuse.
Ceux qui pensent que Mark Zuckerberg a cédé et qu’il investit moins dans le métavers se trompent. Le département « Reality Labs », qui en est responsable, semble en grande partie épargné par les licenciements qui se concentrent sur d’autres services. Les innombrables chasseurs de têtes qui recrutaient de nouveaux ingénieurs pendant le coronavirus sont devenus superflus. Après avoir fait un flop, l’écran d’appel vidéo « Portal » va disparaître. D’autres projets de matériel, comme deux montres connectées Meta, ont également été annulés. Les licenciements ne sont donc pas un abandon de la réalité virtuelle, mais une tentative de recentrer l’entreprise sur celle-ci. Selon Zuckerberg, Meta doit être « allégé et plus efficace » et concentrer ses ressources sur quelques domaines comme la publicité, l’intelligence artificielle et le métavers.
Le PDG de Meta n’a pas d’autre choix que de continuer sa fuite en avant. Facebook et Instagram font certes encore rentrer beaucoup d’argent dans les caisses pour le moment. Mais ils ont dépassé leur pic de popularité et sont à la merci des fabricants de matériel comme Apple. Tôt ou tard, Meta devra remplacer ses anciennes plateformes par quelque chose de nouveau. Et M. Zuckerberg est convaincu que la réalité virtuelle est son salut, notamment parce qu’elle lui permet de contrôler également le matériel.
La réussite de cet audacieux pari dépend de trois facteurs :
Les réponses à ces questions relèvent de la spéculation. Je me risque ici à une analyse personnelle :
les technologies VR et RM sont fascinantes. Si les casques deviennent un jour plus légers et en haute définition, je me vois très bien les utiliser régulièrement. Le concept de la réalité augmentée, des lunettes à travers lesquelles on peut voir le monde physique sans passer par des caméras et l’enrichir d’éléments virtuels, fait lui aussi envie. Meta mène ses recherches dans les deux sens et pense que ces trois réalités finiront par fusionner en un seul appareil. Outre le matériel, il faut aussi un écosystème de logiciels qui, pour l’instant, est encore bien trop petit. La modération de contenu dans les mondes virtuels devra aussi être abordée : le harcèlement et les insultes prennent une toute nouvelle dimension dans le métavers. Tout comme dans le monde physique, il faut des lois, des mécanismes de contrôle et des conséquences pour les mauvais comportements. Cet objectif me semble encore loin, très loin.
Trop loin même. Un an seulement après avoir changé son nom, Meta est déjà sous une énorme pression. Mark Zuckerberg s’attendait sûrement à faire face à des vents contraires lorsqu’il a annoncé ses investissements massifs dans le métavers, mais sans doute pas à ce que la valeur de son entreprise s’effondre de plus de 70 % en bourse. D’éventuelles futures levées de fonds pourraient s’avérer difficiles. En même temps, la popularité de Facebook et d’Instagram diminue et leurs recettes publicitaires sont en baisse. Meta doit également se battre contre le système d’App Tracking Transparency d’Apple et la concurrence croissante de TikTok. Je ne pense donc pas que Zuckerberg aura assez de temps pour dépenser l’argent nécessaire pour rendre la VR, la MR et l’AR rentables. D’autant plus que l’évolution est lente. Par rapport au Quest 2, sorti il y a deux ans, le Quest Pro n’est pas une révolution. La plateforme de réseaux sociaux virtuels Horizon Worlds bugue tellement que Meta doit forcer ses propres employés à l’utiliser.
Et c’est sans compter sur l’autre menace qui se profile : selon les rumeurs, Apple lancera son propre casque MR en 2023. Tim Cook voit un grand potentiel dans cette technologie, mais avance plus prudemment que Mark Zuckerberg. « Je ne suis pas sûr qu’une personne lambda sache ce qu’est le métavers », a-t-il déclaré récemment. Selon moi, la stratégie d’Apple sera plus efficace que celle de Meta. Au lieu de tout mettre sur le tapis sans réfléchir, Tim Cook a construit une base stable et a mieux positionné son entreprise en matière de protection des données. En matière de réalité virtuelle, la confiance des clients est particulièrement importante. Je dois régulièrement autoriser des applications à accéder aux caméras et aux microphones de mon casque Meta Quest Pro. Je me sens mal à l’aise à l’idée que Meta, une société qui n’est pas franchement reconnue pour son respect de la vie privée, gère ces données. S’il existait une alternative d’Apple, je l’utiliserais plus volontiers.
Bien sûr, j’ai peut-être tort. Peut-être Mark Zuckerberg parviendra-t-il, malgré toutes les critiques, à établir son métavers et à surpasser la concurrence. Il est habitué au scepticisme : après tout, presque personne ne croyait à Facebook au début. Mais c’est précisément ce succès qui le rend sourd aux doutes légitimes sur sa vision de l’avenir. Le PDG de Meta semble vivre dans sa propre réalité virtuelle où les critiques n’ont pas leur place. Il est obsédé par l’idée de créer et de maîtriser la prochaine évolution d’Internet.
Le zèle aveugle de Zuckerberg est dangereux, d’un côté pour la société, si Meta réussit son pari. Je frissonne à l’idée qu’un seul homme puisse maîtriser la réalité virtuelle, une technologie qui pénètre bien plus profondément dans l’intimité des gens que toute autre avant elle. D’un autre côté pour Meta, si le pari est un échec. Investir autant d’argent dans une nouvelle technologie à un stade aussi précoce est très risqué. Au final, Mark Zuckerberg pourrait devenir un martyr. Une force motrice qui sacrifia sa propre entreprise pour faire avancer la VR, la MR et l’AR. Et tout ça pour finalement être dépassée par d’autres entreprises comme Apple. La devise impitoyable « Move fast and break things » pourrait finalement sonner le glas de Meta. Dans 10 ans, j’irai en pèlerinage à Palo Alto pour voir si quelqu’un a retourné le panneau Meta sur Hacker Way.
Mon empreinte digitale change régulièrement au point que mon MacBook ne la reconnaît plus. Pourquoi ? Lorsque je ne suis pas assis devant un écran ou en train de prendre des photos, je suis probablement accroché du bout des doigts au beau milieu d'une paroi rocheuse.